Jérôme Baschet - La civilisation féodale

Jérôme BASCHET
La civilisation féodale - Chapitre III: "La logique du salut", pp. 354 et ss., Paris, 2004.

 

Le monde vers le milieu du XIII siècle

Mappa mundi de Ebstorf (Basse-Saxe, vers 1230-1235 ; œuvre détruite).

Cette vaste mappemonde de trois mètres et demi de diamètre a été réalisée pour le monastère bénédictin de Ebstorf. Elle reprend, en l'adaptant, le schéma classique des cartes en «T» (l'Asie dans la moitié supérieure, l'Europe dans le quart inférieur gauche, l'Afrique en bas à droite, l'ensemble formant un cercle entouré par l'océan). Ces deux derniers continents sont séparés par la principale zone maritime, de couleur sombre, qui correspond à la Méditerranée. Les différentes régions sont indiquées les unes à côté des autres, sans souci de la forme des territoires. La mappemonde est cependant saturée d'informations (Jérusalem au centre; édifices emblématiques des différents peuples connus; monstres et espèces des confins, par exemple Gog et Magog au-delà de la muraille de Chine). Le monde est circulaire; il est un, à l'image du Christ, dont la tête apparaît à l'est, les pieds à l'ouest et les mains au nord et au sud.

Source de l'image: http://www.usc.edu/schools/annenberg/asc/projects/comm544/library/images/837bg.jpg

Le jugement dernier: tympan de la cathédrale de Conques (milieu du XII siècle)

Sous son porche en avancée, le tympan de Conques offre l'une des représentations les plus développées du Jugement dernier à l'époque romane. Au centre, dans sa mandorle, le Christ-juge lève le bras droit et abaisse le gauche, comme pour indiquer les demeures respectives des élus et des damnés. A sa droite, le cortège des justes est guidé par la Vierge et saint Pierre, figures symboliques de l'institution ecclésiale, suivis notamment par un abbé et un roi ; à gauche, apparaissent les châtiments infernaux des trois ordres de la société (oratores, bellatores, laboratores). Au registre inférieur, on observe: à gauche, Abraham serrant des élus contre lui, sous l'arcade centrale de la Jérusalem céleste; au centre, la séparation des élus et des damnés et la résurrection des morts sortant de leurs tombes; à droite, l'enfer s'ouvrant par l'association d'une porte et d'une gueule monstrueuse et, autour de Satan trônant - caricature de la majesté du Christ -, les châtiments de plusieurs péchés capitaux (par exemple l'orgueil, symbolisé par un noble jeté à bas de son cheval par deux diables, dont l'un lui plante une fourche dans le dos).

Source de l'image: http://keptar.demasz.hu/arthp/index.htm

Le jugement dernier: Giotto - Cappella Scrovegni (début du XIV siècle)

Source de l'image: http://www.giottoagliscrovegni.it/ita/capire/come_si_legge.htm

 

Le jugement dernier: Fra Angelico (milieu du XV siècle)

L'enfer peint par le dominicain Fra Angelico dans son retable du Jugement dernier est un hommage aux fresques novatrices que Buonamico Buffalmacco avait réalisées dans les années 1330 au Camposanto de Pise. n en reprend, de manière condensée, la structure et les motifs principaux. L'enfer est divisé en compartiments par des rochers et par la figure de Satan, monstre animal à trois visages, dévorant et excrétant des damnés. On observe de haut en bas : les paresseux prostrés et persécutés par les crochets des diables; les gloutons attablés, gavés et obligés de manger des serpents; les coléreux, qui se battent entre eux ou qui dévorent leur propre main; les envieux grimaçants et plongés dans une marmite; les avares gavés d'or en fusion; les luxurieux fouettés ou empalés; comme à Pise, les orgueilleux ne disposent pas d'un lieu spécifique, mais sont victimes de Satan lui-même (on lit autour de sa tête le mot « superbia »). Fra Angelico rappelle ainsi que, depuis les innovations de Buffalmacco, l'enfer est un système pénal strictement ordonné et fondé sur le septénaire des péchés.

Sources de l'image: http://digilander.libero.it/bepi/vasari/vasari00.htm

Le couronnement de la Vierge - milieu du XV siècle

Le couronnement de la Vierge, peint par Enguerrand Quarton en 1454 (musée de Villeneuve-lès-Avignon).

Ce retable a été commandé pour la chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, et plus précisément pour la chapelle de la Sainte Trinité, abritant le tombeau du pape Innocent VI. Il offre une vision complète de l'univers, associant l'ici-bas et l'au-delà. Sous terre, apparaissent le limbe des enfants, en prière et les yeux fermés, le purgatoire, dont une âme (celle d'un pape) est délivrée par un ange, et l'enfer, avec le châtiment des sept péchés capitaux. Sur terre, le peintre a voulu représenter Rome, avec la Messe de saint Grégoire (qui a pour effet de libérer des âmes du purgatoire), et Jérusalem, avec l'édifice circulaire du Saint Sépulcre (à droite). Dans la cour céleste, les saints s'ordonnent hiérarchiquement (on repère par exemple évêques, cardinaux et pape, à droite, et les fondateurs d'ordre religieux, à gauche, notamment Dominique, François et Benoît). Au centre, la Vierge est couronnée par la Trinité. Celle-ci est représentée selon le type de la « Trinité du Psautier », fréquent depuis le XII" siècle (le Père et le Fils anthropomorphes, avec le Saint Esprit sous forme de colombe entre eux). Il s'agit d'une représentation horizontale de la Trinité, qui insiste sur l'égalité entre le Père et le Fils, au point qu'il n'y a ici nulle différence entre eux et que l'on est bien en peine de les distinguer. Au centre du tableau, le Christ crucifié est l'axe du salut, qui joint la terre et le ciel et permet l'ascension des âmes jusqu'à la récompense paradisiaque.

Source de l'image: http://www.uni-leipzig.de/ru/themen.htm

Une synthèse en image

Pour marquer l'aboutissement des processus analysés ici, on peut se référer au couronnement de la Vierge peint par Enguerrand Quarton, pour la chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon (1454). Ce retable offre une vision remarquablement synthétique de l'univers, tel que pouvaient se le représenter les hommes de la fin du Moyen Âge et intégrant par conséquent l'ici-bas et l'au-delà (fig.38). Le monde terrestre apparaît sous l'espèce condensée de ses principaux lieux symboliques, Rome et Jérusalem, qui en dessinent la polarité horizontale, tandis que, au centre, la crucifixion esquisse l'axe vertical du salut. Quant à l'au-delà, il se donne sous la forme des quatre lieux existant dans le présent de la chrétienté (manque le limbe des patriarches, depuis longtemps vide). L'enfer, le purgatoire et le limbe des enfants se pressent dans l'étroite bande dévolue au monde souterrain. Quoique séparés par des rochers et bien distingués par leurs caractères propres, ils sont nettement associés par cette commune position inférieure. En dépit du faible espace, l'enfer montre, autour de Satan, le châtiment des sept péchés capitaux. Les flammes du purgatoire tourmentent les âmes, tandis que les anges s'approchent et élèvent déjà,- vers le ciel la première d'entre elles (celle d'un pape !). Et, comme si les ténèbres souterraines auxquelles étaient condamnés les enfants non baptisés n'étaient pas suffisantes, l'artiste les représente en prière et tournés vers la divinité, mais les yeux fermés, comme pour mieux souligner leur impossible désir de voir Dieu et pour rendre ainsi sensible qu'ils partagent avec les. damnés la pire des peines. Enfin, au-dessus du paysage terrestre qui se perd dans les brumes du lointain, apparaît la cour céleste où les saints, répartis en registres en fonction de leur statut, contemplent la divinité trinitaire associée à la Vierge. Ce retable donne ainsi à voir de manière exemplaire l'ordre total du monde, conforme aux représentations dominantes de la fin du Moyen Âge. L'au-delà y pèse sur l'ici-bas d'un poids écrasant. Chaque aspect de l'autre monde a désormais trouvé son lieu propre, sa juste place, au sein d'un système complexe au centre duquel se trouve l'Église du Christ, qui gouverne le monde au nom de sa capacité à produire le salut. Autour du crucifié, des âmes élevées vers le paradis ont été peintes par l'artiste avec une délicatesse si extraordinaire qu'elles se confondent presque avec les nuages: c'est pourtant cette ascension à peine visible qui donne sens au retable tout entier. Elle est l'effet escompté de la médiation des prêtres, à l'œuvre lorsqu'ils célèbrent la messe sur l'autel qu'orne ce retable, et appuyée sur le trésor des mérites de la foule des saints qu'Enguerrand a peint avec tant de précision.

Pourtant, en dépit des aménagements substantiels qui aboutissent au système des cinq lieux, l'au-delà médiéval reste finalement un système duel. Il n'existe, à terme, que damnation ou salut, accès à Dieu ou rejet loin de lui, et, en dépit de la casuistique développée par les scolastiques, la perspective ultime demeure déterminée par une morale binaire du bien et du mal. C'est du reste cette opposition duelle qui structure les mises en scène médiévales: qu'il s'agisse des jeux liturgiques à l'intérieur de l'église, à partir du XII" siècle, ou des mystères joués en milieu urbain, qui prennent au bas Moyen Âge des dimensions de plus en plus ambitieuses, le paradis et l'enfer constituent les deux pôles obligés, présents sur scène (Élie Konigson). Tout comme le monde dont il est l'image, l'espace théâtral est ordonné par la dualité du bien et du mal, qui s'incarne dans les lieux de l'au-delà auxquels chacun d'eux destine.

Conclusion: l'Église, ou l'instance qui sauve. Du XIIe au XVe siècle, l'effort des clercs s'accentue pour imposer les dualités morales qui sont au cœur de la vision chrétienne du monde. Le discours sur les vices et les vertus se fait de plus en plus présent, ramifié et totalisant. L'insistance sur la culpabilité de l'homme et le souci de l'autre monde progressent, sur la base de la géographie de l'au-delà qui se met en place à partir du XIIe siècle. La figure de Satan, investie d'une puissance croissante, devient l'objet d'une véritable obsession. Mais l'omniprésence du péché, la majesté de Satan et la cohérence du système pénal de l'enfer obligent les forces du bien à un combat qui, pour être toujours victorieux, doit être plus acharné. Ainsi, au fil du Moyen Âge, l'intensité des dualités morales se fait plus vive et le monde se polarise toujours davantage. Dans ce système, dont on doit se garder d'exagérer l'efficacité, le pouvoir du diable reste sous contrôle et la menace de l'enfer ne l'emporte jamais sur l'espoir du paradis. La peur panique de la damnation a d'autant moins accablé les populations médiévales que les armes du salut la dissipent souvent avec la plus extrême facilité. Les conceptions des vices et des vertus, du combat entre Satan et les forces célestes, tout comme les représentations de l'audelà sont surtout une puissante incitation à agir conformément aux règles définies par les clercs, à se confesser régulièrement et à accomplir les rites nécessaires au déroulement de toute vie chrétienne. Le discours moral et l'insistance sur l'au-delà participent d'un ensemble de croyances et de rites qui justifient l'organisation de la société d'ici-bas, et en particulier la place dominante des clercs, médiateurs obligés qui disposent des moyens permettant à tous de surmonter les tentations de l'Ennemi et d'accéder au paradis. À l'image de la Vierge de miséricorde qui rassemble les fidèles sous son manteau (voir fig. 25, p. 230), l'Église est la grande protectrice. Son immense pouvoir tient au fait qu'elle est l'instance qui sauve du péché, de Satan et de l'enfer. Faire son salut: tel est l'impératif qui, dans la mesure où il ordonne les pratiques sociales, donne sens à la domination de l'institution ecclésiale.